A travers mon travail

[vc_row type= »in_container » full_screen_row_position= »middle » equal_height= »yes » full_height= »yes » bg_color= »#f4f3ef » scene_position= »center » text_color= »dark » text_align= »left » overlay_strength= »0.3″ shape_divider_position= »bottom » shape_type= » »][vc_column column_padding= »padding-2-percent » column_padding_position= »all » background_color_opacity= »1″ background_hover_color_opacity= »1″ font_color= »#9b2315″ column_link_target= »_self » column_shadow= »none » column_border_radius= »5px » width= »1/2″ tablet_width_inherit= »default » tablet_text_alignment= »default » phone_text_alignment= »default » column_border_width= »none »][vc_column_text]J’ai reçu Ibrahim en Mars 2021 dans le cadre d’une permanence chez un bailleur HLM : je lui ai proposé de le rencontrer car il avait deux mois de retard de loyer.

Ibrahim n’était pas à l’heure au rdv, aussi je l’ai appelé au bout de 30 minutes : il me répond « j’arrive ».

Je reçois un jeune de 24 ans, agité, je le sens nerveux et sur la défensive. Je lui pose la question : « quelle est la raison pour laquelle vous avez un impayé de loyer ? », il me répond « je travaillais pour l’armée pendant deux ans, puis j’ai eu du chômage et aujourd’hui je n’ai plus droit à rien. Je n’ai plus d’argent. Je vis entre le Gard chez mes parents et mon appartement. Mes parents veulent que je le libère, je ne veux pas, je le garde ». Devant lui, je joins ma collègue de l’insertion à l’emploi pour connaitre le lieu d’inscription du RSA le plus proche : je lui donne la réponse. Puis il me dit « vous n’avez qu’à dire au bailleur que je suis amoureux ».

Je ne le sens pas heureux, et je suis mal à l’aise avec lui : aussi je lui redonne un rendez-vous, le temps de lui laisser faire des démarches. Il accepte le rendez-vous et il part.

Je vais voir le gestionnaire de son groupe d’immeubles pour savoir s’il le connait : Eric me dit « oui, j’ai fait son état des lieux, il était vraiment bizarre, mais depuis son entrée dans son appartement, je n’ai pas de problème avec lui ».

Je continue alors de travailler, car en période de confinement les appels téléphoniques et les rendez-vous se sont enchainés les uns derrières les autres.

Je reviens quinze jours plus tard à ma permanence et j’attends à nouveau Ibrahim.

Eric passe dans le couloir et me dit de but en blanc « le logement d’Ibrahim est libre : il s’est suicidé ». Je reste interloquée. Mais au bout de quelques minutes, j’ose demander à Fatima si elle sait ce qui s’est passé pour Ibrahim. Elle me répond, rapidement « il a pété un plomb, il est entré chez son voisin qui a dû le calmer. Le voisin a porté plainte et nous lui avons envoyé l’huissier. C’est une attitude inacceptable ». Elle garde un moment de silence et elle me dit « la famille nous a laissé un message dimanche dernier pour nous dire qu’il s’était suicidé ».

Je la remercie et je reprends mon travail. Cet évènement s’est passé si rapidement que je ne culpabilise pas mais je garde son visage dans mon cœur et dans ma tête. Tout est compliqué en cette période de confinement, les permanences de secteurs pour les ouvertures de droits RSA ou autres, ne sont pas régulières, et je percute combien la détresse des personnes est décuplée. Je reste face à mon impuissance, et je n’ai plus que la prière comme lieu pour confier Ibrahim et sa famille.

Un an plus tard dans une permanence dans les quartiers sud, je reçois Arthur : il est âgé de 60 ans, c’est un jeune retraité. J’écoute ce pourquoi il vient. Et il me dit tout de go : « je n’en peux plus d’être tout seul, je suis à la retraite, je cherche une maison de retraite. De toute façon j’ai envie de me suicider : je ferai comme cela ». Et à ma grande surprise sur un ton monocorde j’entends Arthur m’expliquer froidement la façon dont il veut lui-même mettre fin à ses jours. Au bout d’un moment, comme ce projet de permanence de proximité du tout-venant est nouveau, j’ose penser « c’est quelqu’un qui me teste, c’est pas possible il fait du théâtre ». Mais au bout de 10 minutes je comprends qu’Arthur dit vrai et veut vraiment arrêter de vivre. Alors je redonne un rendez-vous à Arthur la semaine d’après, je prends le nom de son médecin spécialiste, et je le laisse partir. Il part, et là commencent les vraies questions : dois-je lui envoyer les pompiers tout de suite ou pas ? Ce matin-là toutes mes collègues sont occupées, le superviseur est injoignable. Alors j’attends l’après-midi, et je prends conseil auprès de la responsable de l’association : elle me dit d’appeler le médecin spécialiste et l’hôpital où il a été reçu. En une heure je fais le tour de toutes les structures de prévention au suicide : personne ne connait Arthur. Son médecin m’écoute, ne se souvient pas de lui mais me dit « attendez, j’ai dû le recevoir dans ma permanence à l’hôpital, je vérifie… Oui c’est cela, je l’ai reçu là, mais vous savez je travaille tous les jours de 8 heures à 20 heures, je ne peux pas le recevoir plus que une fois par mois. S’il vous a dit qu’il allait chercher ses lunettes cet après-midi, c’est qu’il se projette dans l’avenir, alors vous n’avez rien à craindre ».

Le lundi le superviseur me rappelle et confirme mes craintes « malheureusement ce n’est pas toujours vrai, mais vous avez fait tout ce qui était en votre mission ».

Le vendredi suivant, je me rends à la permanence des quartiers sud et je pense à Arthur : sera-t-il au rendez-vous ? Je reconnais aussi penser à Ibrahim. A mon grand soulagement Arthur est là au rendez-vous, et très vite il me raconte « Lundi dernier j’ai appelé une association prévention suicide pour leur dire mon projet. Dès l’après-midi, une infirmière et un médecin psychiatre sont venus chez moi, j’ai un traitement tous les jours : j’ai pour obligation de prendre les médicaments et de recevoir et l’infirmière et le médecin psychiatre tous les jours, autrement ils m’envoient à l’hôpital ». Au fond de moi, une bouffée d’oxygène m’envahit et je retrouve de l’énergie pour chercher avec lui un foyer logement pour personnes âgées.[/vc_column_text]

[/vc_column][vc_column column_padding= »padding-2-percent » column_padding_position= »all » background_color_opacity= »1″ background_hover_color_opacity= »1″ font_color= »#9b2315″ column_link_target= »_self » column_shadow= »none » column_border_radius= »5px » width= »1/2″ tablet_width_inherit= »default » tablet_text_alignment= »default » phone_text_alignment= »default » column_border_width= »none »][vc_column_text]Je rencontre Edgar chez lui : cela fait maintenant trois mois que je l’accompagne pour essayer de trouver avec lui une solution à ses dettes de charges locatives et d’impôts. Edgar, est un homme simple, sans travail, et jusqu’à ce jour je l’ai reçu au CCAS de son village de la Côte Bleue. Je l’ai eu il y a trois jours au téléphone, et il n’osait pas me recevoir car sa maison de plein pied, au bord de l’étang de Berre, n’était pas rangée : il n’avait pas eu le temps de faire ni le ménage, ni la vaisselle de plusieurs jours : j’ai osé lui dire « non la vaisselle, si je viens vous la faites »: cette phrase est sortie sans même que je me rende compte de ce que je lui demandais.

J’arrive devant chez lui : je découvre plusieurs petites maisons attenantes les unes aux autres. Je rentre dans une cour au sol de verdure et de sable : aucune maison n’a de sonnette, et la plus éloignée a son jardin encombré de carcasses de voitures. Au fond de moi je pense « à coup sûr c’est la dernière maison » mais je prie très fort que ce ne soit pas là chez Edgar.

Je reviens à l’entrée de la cour, et je l’appelle au téléphone. Il répond et me dit « je viens vous chercher ». Il arrive, avec un bonnet de pêcheur sur la tête, et m’emmène chez lui : c’est bien la maison du …fond !

Je regarde où je marche jusqu’à l’entrée de la maison et dès que je m’assois sur la chaise qu’il me désigne il me dit tout de go « vous pouvez vérifier, j’ai fait la vaisselle ». Chez lui c’est aussi encombré que dans le jardin : ce jour-là Edgar a envie de parler et il me raconte toute son histoire de vie : elle est triste, et il exprime sa solitude qu’il partage avec sa voisine (que je connais mais il ne sait pas que je la connais).

Au bout d’une bonne heure, après l’avoir écouté, fait son budget avec lui, je l’invite à faire cinq démarches jusqu’à notre prochain rendez-vous. Je me lève, et Edgar me raccompagne jusqu’à son portillon.

Puis il se tourne vers moi et me dit : « vous voulez voir des flamands roses ? » Je lui réponds : « il y a des flamands roses près de chez vous ? » Il me dit « oui, dans l’étang derrière » : il avance et me montre un chemin. « Ils sont là ». Je prends le petit chemin et il me suit. Je vois quelques flamands roses, deux s’envolent, d’autres oiseaux migrateurs sont là, poules d’eau, canards cols verts. « C’est vraiment beau, je comprends que vous souhaitiez rester là et vouliez tout faire pour sauver votre location ». Edgar sourit, et je le sens heureux de me faire ce cadeau de fin d’entretien.

Puis il me dit « venez, prenons ce chemin, et je vous ramène à votre voiture ». C’est ce que nous faisons.

Dans ces trois récits, qui sont des faits concrets, j’entends l’appel du Seigneur à persévérer dans ce métier pas toujours facile que j’ai arrêté d’exercer pendant huit ans. Je ne choisis pas les gens que j’accompagne mais je ne râle plus : le Seigneur m’invite chaque jour à ouvrir mes mains, mon cœur, et tout mon être à la rencontre de l’autre offert. Le cadeau de contempler des flamands roses, en fin d’entretien où j’ai entendu une vie difficile avec des rudes traversées, est pour moi une page d’évangile concrète : Edgar m’a offert ce qu’il avait de plus beau ce jour. Et je pense au Pape François regardant le coucher du soleil à travers l’unique fenêtre d’un monsieur qui le reçoit chez lui dans un bidonville en Argentine. Je vis la Constitution N° 58 « et contemplant les richesses que Dieu a mises dans le cœur de nos frères, nous nous laissons évangéliser par eux » : je reçois l’humilité d’Edgar et sa simplicité : elles m’appellent à plus d’humilité et de simplicité dans ma vie de Sœur de Saint Joseph au quotidien.

Je n’ai pas de solutions toutes faites pour les personnes que je rencontre : nous cherchons ensemble ce dont ils ont besoin, sans forcément arriver à un résultat concret (j’ai accompagné une famille avec deux adultes handicapés à partir du logement HLM loué, avant l’exécution de l’expulsion locative, je n’ai pas réussi à aider des personnes concrètement à accéder à des logements plus ajustés à leurs situations, et l’accompagnement s’est arrêté).

Mais je fais un bout de chemin avec eux, les invitant à faire un petit pas concret, pratique, possible supplémentaire quand je me rends compte que des démarches administratives qui me paraissent simples sont des montagnes d’énergie pour eux.

J’accueille toujours avec surprise des « merci de m’avoir écouté », parfois avec des larmes qui coulent sur les joues (hommes et femmes) : je mesure combien certaines familles ont leur dignité humaine bafouée : ils ne choisissent ni le chômage, ni les hausses de charges locatives édictées par les syndic friands de travaux souvent trop chers au regard des ressources des plus modestes : j’entends et écoute des familles m’expliquer que la peur de se retrouver à la rue les mine et je me rends compte qu’elle les ankylose.

La certitude que le Seigneur est avec moi chaque jour me donne force, courage et dynamisme pour m’offrir à Lui chaque matin et aller avec espérance à la rencontre de l’autre. Je suis dans la reconnaissance des belles rencontres au-delà des problèmes sociaux.

Et le verset dans Jean 15,13 : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » m’habite régulièrement. Je le goûte intérieurement, il me dynamise et m’envoie au devant des différentes rencontres de ma journée de travail.

Je reconnais que la terre intérieure de l’autre est une terre sacrée, et je demande régulièrement la grâce au Seigneur de me donner sa délicatesse, sa douceur et sa bienveillance pour permettre la rencontre avec le souffle de l’Esprit.

L’autre est une terre sacrée, un lieu où je suis appelée à entrer déchaussée, délicatement, quand il ouvre la porte à la fois de sa maison, mais aussi de son histoire, et de ses difficultés.         Sr Geneviève GLISIA[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]

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